Gestion des connaissances en milieu industriel : l'exemple d'EDF
Prise de conscience
Depuis maintenant une quinzaine d’année, entreprises et organisations ont largement pris conscience de l’enjeu crucial que représente la pérennisation des savoirs et savoirs faire qui représentent un capital immatériel de premier plan. La société EDF en tant que producteur d’énergie doit faire face à la gestion d’un vaste parc industriel. Ce parc se compose d’actifs de production et de transformation ainsi que d’infrastructures de transport de cette énergie. Au-delà de la dimension technique, c’est également tout un savoir-faire clairement multidisciplinaire qui est parsemé dans l’ensemble des personnels de l’entreprise et ce à différents niveaux hiérarchiques et dans différentes branches. Il s’agit donc à la fois de tenter de capitaliser les savoir-faire experts [1][2] notamment au regard de départs massifs en inactivité. Un enjeu majeur et incontournable est par exemple de « préserver et exploiter les connaissances de diagnostic et de maintenance des composants exploités en centrale » [3] qui au fil du temps se sont dispersées dans les individus. Nous proposons de décrire plus précisément l’enjeu que représente la gestion des connaissances en milieu industriel.
Un enjeu majeur
L’enjeu majeur que constitue gestion et ingénierie des connaissances pour EDF peut être abordé selon:
- Des Savoirs et Savoir-Faire techniques Répartis dans l’Espace et le Temps
- Des Savoirs et Savoir-Faire Volatiles
- Des Savoirs et Savoir-Faire Critiques pour la Sûreté
- Des Savoirs et Savoir-Faire Concurrentiels
Ces différents thèmes ne sont pas indépendants, certain partie prenante ou impactant sur les autres.
Des Savoirs et Savoir-Faire techniques Répartis dans l’Espace et le Temps
Le domaine de la production d’énergie renvoie à un contexte éminemment technique. Les processus de production qu’ils soient liés à des moyens nucléaires, thermique à flamme, hydrauliques ou encore à l’éventail d’énergies renouvelables telles que le solaire ou l’éolien, mettent en jeu de nombreuses compétences différentes. Nous sommes alors confrontés à une activité profondément transverse mettant en jeu de nombreux acteurs. Les savoirs et savoir-faire correspondent alors à un construit réparti dans les individus et les artefacts au sens de la cognition distribuée [4][5]. Ainsi, chaque acteur possède une vision plus ou moins globale et plus moins précise d’un actif de production, du processus ainsi que de l’organisation dans laquelle il est plongé. Chacun introduit des niveaux et des types d’expertise différents (théorique, terrain) rendant l’identification et la maîtrise du processus de production parfois complexe.
Au-delà du caractère transverse et réparti des compétences mises en jeu s’ajoute une dispersion géographique. Le parc de production énergétique ainsi que les différentes directions (production, ingénierie, recherche et développement) d’EDF sont réparties sur l’ensemble du territoire. Ceci introduit une répartition dans l’espace des savoirs et savoir-faire de l’entreprise.
Enfin, il s’agit de ne pas négliger la dimension temporelle. En effet, les actifs de production ont une durée de vie particulièrement longue. Les moyens de production nucléaire actuellement mis en œuvre datent des années 70, la génération précédente (UNGG : Uranium naturel-graphite-gaz) ayant été exploitée durant une dizaine d’année en France. Les moyens hydrauliques (barrages, écluses, conduites forcées), quant à eux, peuvent dater de la fin du XIXème siècle. La connaissance liée à ces ouvrages se construit donc dans la durée et sur l’ensemble de leur cycle de vie allant de la construction à l’exploitation en passant par le maintien et finalement le démantèlement.
On identifie bien ici le caractère réparti des savoirs et savoirs-faire que cela soit sur la dimension humaine, spatiale et temporelle. Gestion et Ingénierie des connaissances doivent en ce sens apporter des éléments de solution à la fois techniques et organisationnelles permettant d’éviter une dilution de la maîtrise technique du parc de production. Le partage et la diffusion des informations capitalisées doivent également permettre d’améliorer la coopération entre les acteurs et les directions impliquées.
Des Savoirs et Savoir-Faire Volatiles
Nous l’avons évoqué la production d’énergie met en jeu de nombreux acteurs de domaines de compétences différents dans une activité relativement complexe. Chaque acteur constitue une source de compétence, de savoir, pouvant être critique pour l’activité. Ainsi, les changements d’acteurs représentent un source potentielle de déstabilisation. Ces changements peuvent aussi bien être liés à des réorganisations, des phénomènes de mobilité interne ou encore des départs en inactivité. Ce dernier point se révèle critique dans les 5 années qui viennent étant donné le départ massif en relation avec le « baby boom » de l’après Seconde Guerre Mondiale qui s’est révélé particulièrement élevé en France.
La gestion des connaissances doit en ce sens favoriser l’échange en continu des savoirs et savoir faire. Ceci passe tout aussi bien par la constitution de base de connaissances qu’elle soit sous forme papier ou numérique, permettant de constituer une représentation pouvant être transmise. Il s’agit également de mettre en place des mécanismes sociaux permettant une transmission des savoirs, un exemple pouvant être le compagnonnage [6].
Des Savoirs et Savoir-Faire Critiques pour la Sûreté
Le fonctionnement et l’évolution d’EDF sont très largement influencés par une problématique de sûreté. Les objectifs ne sont pas uniquement définis au regard de la rentabilité et du profit tel que cela peut être le cas dans bon nombre de secteur, mais doivent intégrer une réglementation gagée, par exemple, par l’autorité de sûreté nucléaire au niveau national et l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA - http://www.iaea.org/), par exemple, au niveau international. Les objectifs de sûreté restent ainsi un enjeu prioritaire qui influence largement la stratégie d’investissement.
La gestion des connaissances joue un rôle majeur dans cette problématique puisque la maîtrise de la sûreté se fonde sur une connaissance complète du processus pouvant être très complexe ainsi qu’une connaissance des risques potentiels. Cette complexité, déjà évoquée précédemment, est liée à la diversité des acteurs et compétences mis en jeu, la répartition des savoirs dans le temps et l’espace, et également la complexité des équipements et de leur fonctionnement ainsi que des processus régissant la production énergétique. Dans ce contexte, le « besoin de connaissances » croît du fait de la variété et la complexité des savoirs et savoirs faire nécessaires [7].
Des Savoirs et Savoir-Faire Concurrentiels
Il est effectivement reconnu que savoirs et savoirs-faire représentent aujourd’hui un capital immatériel essentiel pour toute entreprise. La maîtrise de l’information représente un vecteur de développement et potentiellement une source d’innovation. Ceci explique notamment tout l’engouement et le développement des sociétés d’intelligence économique et de veille, mais également le courant du Knowledge management des années 90.
EDF est quant à elle, pour diverses raisons, a un tournant de son histoire. Tout d’abord, il s’agit de tenir compte du contexte énergétique mondial notamment au regard des problématiques environnementales et du réchauffement climatique. A cela s’ajoute la mise sur le marché d’une partie du capital d’EDF qui a eu lieu à la fin de l’année 2005 et qui transforme largement la physionomie de l’entreprise. Elle n’est plus uniquement ancrée dans une démarche de service public, mais entre clairement sur un marché concurrentiel. Enfin, l’ouverture à la concurrence du marché de l’électricité, suite aux directives européennes dans un premier temps aux professionnels, puis aux particuliers (juin 2007) influence nécessairement la stratégie économique.
Ce passage d’EDF de la sphère publique à la sphère privée remet en première ligne la problématique de la gestion des connaissances de l’entreprise. Les connaissances et informations détenues sont donc un vecteur potentiel de développement et d’innovation pouvant permettre d’obtenir un avantage concurrentiel important. Il s’agit donc d’en faciliter l’accès, l’utilisation voir la réutilisation pour supporter au mieux les activités de l’entreprise et favoriser l’atteinte d’objectifs stratégiques.
De plus, l’ouverture d’EDF induit également une logique de service. Les différentes branches de l’entreprise ne sont plus simplement centrées sur l’activité de production et de gestion de l’énergie. Des partenariats, des collaborations, peuvent ainsi être initiés avec d’autres secteurs d’activité. Il s’agit de s’écarter du principe de spécialité de la branche Recherche et Développement qui n’est plus uniquement centré sur les problématiques liées à la production et au transport du courant électrique. Il est alors essentiel de valoriser au mieux les savoir et savoir faire de l’entreprise afin de pouvoir valoriser ses compétences. Ceci implique d’être capable de les recenser et donc de les identifier. On assiste déjà à ce genre d’ouverture au niveau recherche et développement au travers de ce que l’on nomme la « R&D dédiée ». La branche Recherche et Développement s’insère dans une logique de service [8] pouvant être valorisée sous la forme de prestations au-delà du cercle de l’entreprise. Ceci peut être fait avec d’autres acteurs internationaux de l’énergie (Westinghouse pour les Etats Unis, Tepco pour le Japon …) au travers d’un partage d’expériences, d’outils ou de méthodologies. Il peut également s’agir de fournir un savoir faire, une expertise, à des entreprises d’autres secteurs d’activité et ce dans une logique de rentabilisation et d’ouverture de la branche R&D.
Références
- ↑ Haïk, P., S. Mahé et B. Ricard (2002). Knowledge engineering as a support for decision making in plant operation and maintenance. Tockyo, Japan.
- ↑ Haïk, P., S. Mahé et B. Ricard (2003). Knowledge Modeling as a Support for Knowledge Acquisition, Sharing, Operationalization and Maintenance. Actes de Icone 11.
- ↑ Ricard, B., P. Haïk et J. Lambert (2000). Un atelier pour la capitalisation et l'exploitation de connaissances de maintenance d'équipements industriels: 36-44.
- ↑ Hutchins, E. (1991). The social organization of distributed cognition. Perspectives on Socially Shared Cognition. J. M. L. S. D. T. L. B. Resnick
- ↑ Smith, J. B. (1994). Collective Intelligence in Computer-Based Collaboration., Lawrence Erlbaum.
- ↑ Grassaud, A. (2000). La formation des personnels dans un milieu industriel à "haut risque technologique.
- ↑ Ashby, W. R. (1956). An introduction to Cybernetics. Londres, Chapman & Hall.
- ↑ Zacklad, M. (2007). L'économie de fonctionnalité encastrée dans la socio-économie des transactions coopératives : dynamique servicielle et fidélisation soutenable. L'économie des services pour un développement durable, Cerisy.